2008. Après s’être fait un nom parmi les cinéphiles, les amateurs de genre et la génération Trainspotting, Danny Boyle bascule d’un coup dans les consciences populaires, en narrant l’incroyable destinée d’un gamin des rues de Bombay. Histoire d’amour, thriller nerveux, vision réaliste et imagée de l’Inde, mais avant tout conte au message universel, Slumdog Millionaire va parcourir le monde, emporter l’adhésion de tous les publics et rafler nombre de prix au passage. Un succès qui ne doit rien au hasard…

Destinée

Ancré dans une civilisation indienne très spirituelle, il était finalement assez logique que le film ait pour thème principal la destinée. C’est celle-ci qui gouvernera donc toute la structure du long métrage, que se soit dans le scénario ou son montage. En effet, l’histoire de Slumdog millionaire repose entièrement sur le fait que les différents éléments de la vie de Jamal, le héros, vont lui permettre de sortir vainqueur de Qui veut gagner des millions, et ainsi retrouver l’amour de sa vie, comme si tout était déjà écrit. Le montage se calque parfaitement sur cette démarche et augmente le ressentit de cette destinée en connectant parfaitement les différentes périodes de la vie de Jamal. Les flashbacks apparaissent en fait comme des plongées dans la tête du héros, dans ses souvenirs.

Slumdog millionaire est l’exemple même d’un film qui s’écrit au montage, lequel permet de lier inconsciemment des idées dans la tête du spectateur. En témoigne ce plan d’une seconde de Latika au tout début du film lorsque le jeu Qui veut gagner des millions est lancé. Alors même que le personnage n’a pas encore été évoqué, il explique clairement que les motivations du héros pour participer au jeu ne sont absolument pas financières (ce qui ne sera dit explicitement que bien plus tard). Dès lors Latika apparaît comme le symbole de la destiné de Jamal, celle qui gouverne tous ses actes, son espoir et sa raison de vivre.

La véritable première apparition de Latika ne se fait qu’au bout d’une vingtaine de minutes, mais au cours d’une scène-clé, celle de l’attaque du bidonville et de la mort de la mère de Jamal. La séquence qui suit, au caractère prophétique, va clairement poser le rôle de Latika. Cette séquence installe également les destins opposés, mais liés, de Jamal et de son frère Salim. Réunis dans le même cadre, mais séparés par un premier et un deuxième plan, et un sublime jeu de lumière, les deux frères scellent leurs destins en réagissant de façon opposée à la mort de leur mère. Salim va vivre dans la peur (l’enfant fait semblant de dormir mais garde les yeux grands ouverts) et rejeter les autres, tandis que Jamal va s’ouvrir au monde et plus particulièrement à Latika (au départ au troisième plan, elle rejoint celui de Jamal sur son invitation). La scène pose aussi les bases de la relation entre Salim et Jamal, celle d’un frère qui prend le rôle de chef et d’un autre qui n’hésitera pas à lui désobéir pour parvenir à ses fins. Cette relation entre les deux frères avait été précédemment exposée de manière humoristique dans la séquence des toilettes, au cours de laquelle Jamal était prêt à littéralement plonger dans la merde pour avoir ce qu’il voulait, et ce malgré les barrières dressées par son frère.

Salim tentera ainsi, en vain de reprendre plusieurs fois en main le destin de son frère. Lors de la fuite du camp des gangsters où il laisse Latika, ou encore lorsque les deux frères la retrouve plusieurs années après. Une séquence magnifique qui débute par deux regards différents et révélateurs des deux frères observant, à travers une serrure, une Latika en train de danser. La suite de la scène fait basculer les destinées des deux frères, qui vont prendre des chemins opposés. Salim tue son mentor, pour mieux prendre sa place, et tente une fois de plus de voler les rêves de son frère, en violant Latika. Pourtant il existe bel et bien un lien indéfectible entre Jamal et Salim, notamment sublimement représenté lors de la séquence musicale dans le train, où les deux enfants s’endorment main dans la main, comme s’ils priaient, ou encore dans celle de l’immeuble en construction depuis lequel les deux frères surplombent leur ancien bidonville transformé en quartier d’affaire.

Ce lien indéfectible sera indispensable à la réalisation des rêves de Jamal. Alors que son destin semble sceller, comme l’atteste l’emprisonnement de Latika dans la maison de Jared (la fin de la séquence des retrouvailles entre les deux amoureux se termine d’ailleurs par un échange de regard derrière les grilles de la porte), c’est la rédemption de Salim qui sera un des facteurs décisifs de la réussite de Jamal. Les séquences de la mort de Salim et la victoire de Jamal sont d’ailleurs montées en parallèle. C’est donc parce que Salim choisit de tuer sa part sombre pour permettre à sa part d’humanité de reprendre le dessus (voir le jeu des miroirs dans la scène) et de demander pardon pour les cicatrices qu’il a laissées, que les blessures d’hier peuvent être pansées. Une idée parfaitement retranscrite par ce magnifique baiser de Jamal sur la cicatrice de Latika, monté en parallèle d’un flashback sur l’origine de cette blessure, que l’on voit défiler à l’envers, comme si son horrible souvenir s’effaçait derrière le bonheur qui attend désormais nos héros.

Esthétiser la réalité

Derrière ses allures de divertissement, Slumdog millionaire est également un portrait de l’Inde d’aujourd’hui, et plus particulièrement de Mumbai, avec ses contrastes, son atmosphère, son évolution… Un portrait à la sauce Dany Boyle cependant, c’est-à-dire avec un sens aigu de l’esthétisation, mais qui n’enlève rien au réalisme social qui est dépeint.

Pour des raisons de praticité, l’ensemble du film a été tourné avec des caméras numériques SI2K, plus légères, petites et maniables. En effet, la plupart des séquences en extérieur on été filmées au milieu de la foule, sans que les rues aient été condamnées, pour coller au plus près de la réalité. Cet aspect se ressent plus particulièrement dans la séquence d’enlèvement de Latika à la gare Victoria, au cours de laquelle on ressent parfaitement l’effervescence du lieu. Par ailleurs, certaines séquences ont, quant à elles, été filmées avec un Canon Eos Mark II, un appareil photo capable de prendre 11 images/seconde, ce qui donne un aspect très particulier à l’image, très saccadée. C’est notamment le cas de plusieurs plans tournés au Taj Mahal, les caméras de cinéma étant interdites dans certaines zones du site. Certains plans de rues, comme ceux des enfants qui mendient, sont en fait de réelles images prises sur le vif. Tout cela confère à donner à Slumdog millionnaire, et plus particulièrement à certaines séquences, une dynamique proche du documentaire.

Mais comme nous l’évoquions plus haut, Dany Boyle n’est pas le genre de réalisateur à faire dans la mise en scène épurée. Une séquence montre bien ce mélange entre un côté réaliste et documentaire, et un côté très narratif et cinématographique, il s’agit de la découverte du bidonville. Les plans ont été tournés dans de vrais bidonvilles et montrent le quotidien des lieux. La caméra est comme portée à l’épaule, très en mouvement. La première plongée du spectateur dans ce milieu se fait de manière très rythmée, en suivant la course de deux enfants poursuivis par la police. Cette idée scénaristique ainsi qu’un montage et une caméra très dynamiques montrent le bidonville comme une aire de jeu pour ses enfants, et en font ressortir toute la vie qui y existe plutôt que d’exacerber la pauvreté qui y règne. Cette introduction est également une volonté pour Dany Boyle de faciliter l’entrée du public occidental dans cet univers qui lui est inconnu, d’autant plus que la première partie du film va être entièrement en hindi.

Les partis-pris de mise en scène peuvent également permettre de rendre plus supportables certains moments assez violents du film, sans pour autant en diminuer l’impact. Par exemple, l’attaque du bidonville musulman par des hindous extrémistes reste assez réaliste mais est racontée à travers les souvenirs d’enfance de Jamal. Du coup l’ensemble est assez flou, désordonné, ce qui permet de mieux faire passer les images choc. Le spectateur tel l’enfant est un peu perdu, ne comprend pas tout, mais ressent fortement l’impact de ce qui se passe. La seule chose que comprend Jamal et qui lui reste à l’esprit est l’idée que c’est le dieu Râm qui semble la cause de tout ça. Une partie onirique de la scène, lorsqu’il se retrouve en tête à tête avec le dieu, évoque cela et donne en plus un côté surréaliste à la séquence.

Cet aspect surréaliste est utilisé d’une manière encore plus prononcée dans la séquence de l’aveuglement de l’enfant par Maman. Rien n’est montré, tout est suggéré mais pour conférer une certaine atmosphère angoissante, Dany Boyle filme la séquence comme un film fantastique. La scène, censée se passer de nuit, a été tournée de jour dans un décor recouvert de toiles goudronnées, avec un éclairage qui oppose une ambiance bleutée et des sources lumineuses jaunes. Ce qui donne à l’ensemble une atmosphère de film fantastique tourné en studio, comme une sorte de conte cauchemardesque pour enfant.

Mais derrière cette idée d’esthétisation de la réalité, il y a également une volonté de Dany Boyle de se rapprocher du cinéma local, celui de Bollywood.

Un air bollywoodien

Slumdog Millionaire peut être qualifié de masala, un terme qui désigne dans le cinéma indien un film mélangeant plusieurs genres. Ici le thriller côtoie l’aventure, la chronique sociale, la comédie, le drame mais c’est avant tout la romance qui prédomine sur le reste, comme souvent dans le cinéma de Bollywood. Le film offre aussi une belle place à la musique, comme c’est souvent le cas chez Dany Boyle. La BO d’A.R. Rahman, célèbre compositeur indien, est d’ailleurs un surprenant mélange entre musique orientale et occidentale, qui allie d’une manière très efficace l’univers du cinéaste à celui de Bollywood. La danse, autre élément majeur du cinéma indien, apparaît à plusieurs reprises dans le film. On citera notamment une séquence où Latika danse dans le plus pur style bollywoodien, et bien évidemment le final, sorte de clip totalement déconnecté du reste du film, autre caractéristique de Bollywood. La mise en scène clippesque, un style très apprécié de Boyle et qui a beaucoup influencé le cinéma indien, trouve également une place importante dans le film. Enfin l’utilisation très marquée des couleurs finit de donner sa touche bollywoodienne à Slumdog Millionaire.

Dans sa production également le film s’ancre énormément dans le cinéma de Bollywood. La majorité de l’équipe technique était indienne, de même que la plupart des comédiens. Le casting regroupe des acteurs novices (la révélation Freida Pinto, mais aussi des gamins des rues pour jouer les personnages enfants) et des acteurs confirmés du cinéma indien dont la star Anil Kapoor. Le film compte aussi une coréalisatrice indienne, Loveleen Tandan. Au départ directrice de casting, elle a fini par devenir réalisatrice de seconde équipe et a surtout aidé à la direction des jeunes interprètes qui parlaient peu anglais. En effet le film a la particularité d’avoir toute une partie en hindi, s’inscrivant ainsi dans le courant moderne du cinéma indien en hinglish, mélange d’hindi et d’anglais, dont le but est une ouverture à la mondialisation. Une ouverture réussie pour Slumdog millionaire, qui a su conquérir la planète entière. Espérons qu’avec le vibrant hommage qu’il rend au cinéma de Bollywood, il arrivera à entraîner dans son sillon quelques productions made in India.

Squizzz

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