Après avoir analysé les différents films de James Gray je vous propose cette fois-ci de nous attacher plus particulièrement à la figure du gros plan récurrente dans l’oeuvre de ce cinéaste.
En effet, James Gray use de toutes les valeurs de plans dans ses différents films, des plus larges (notamment pour filmer New York, ville qu’il affectionne particulièrement) aux plus serrés (les très gros plans), cherchant ainsi à coller au plus près de ses personnages. C’est donc les gros plans qui vont nous intéresser plus spécifiquement ici, puisque le cinéaste les utilise pour bon nombre d’effets différents. Je vous propose donc d’analyser quelques utilisations de cette valeur de plans dans l’œuvre du cinéaste.
L’identification aux personnages
Le gros plan consiste en un rapprochement de la caméra vers un visage, un objet, un détail. Se rapprocher d’un personnage c’est permettre au spectateur de pouvoir lire scrupuleusement chaque détail de son visage, pouvoir y percevoir d’infimes mouvements. Car le gros plan s’inscrit dans la durée, il donne à voir les modifications d’un même visage au cours du temps. . James Gray, comme beaucoup de cinéastes, tente, grâce aux gros plans, de nous faire pénétrer à l’intérieur des personnages mêmes : par un visage, une extériorité, nous serions à même d’accéder à son intériorité. Le visage, et notamment le regard, devient alors la partie du corps la plus expressive, elle est la plus révélatrice de la condition intérieure d’un personnage.
Ainsi nous pouvons prendre l’exemple du zoom avant chez James Gray, en particulier dans Little Odessa, film comportant peu de gros plans par rapport aux autres longs-métrages du cinéaste. Lors d’un rendez-vous entre Akardy et sa maîtresse l’homme en vient à évoquer ses fils. D’un plan poitrine le réalisateur choisit d’accéder au gros plan sur le personnage. Il s’agit pour lui d’un rapprochement permettant de rentrer dans l’intimité de son personnage. Le zoom avant permet d’accéder petit à petit au gros plan, de saisir l’intériorité du personnage.
Le cadre se fait dans un premiers temps plus large : il s’agit d’un plan poitrine, et intègre l’homme et sa maîtresse. La conversation est au départ assez légère. Néanmoins lorsque le sujet se fait plus grave le cinéaste choisit de se rapprocher de son personnage. Grâce à ce zoom il est désormais davantage possible de lire les « pensées » du personnage, de mettre en évidence ses remords vis-à-vis de ses enfants. Des mouvements infimes du visage, et particulièrement du regard, permettent cela. Le cinéaste choisit également en se focalisant sur lui de l’isoler, sa maîtresse n’est plus inscrite dans le cadre : il s’agit d’un moment intime, qui n’appartient qu’à ce père. Le gros plan est également ici un moyen de focaliser l’attention sur la parole de l’homme, qui parle avec gravité de sa relation avec ses fils. Le choix d’un zoom avant, de nous amener ainsi progressivement au gros plan, est donc révélatrice d’un souhait du cinéaste d’accéder à l’intériorité de son personnage. Permettre cela c’est aussi chercher un phénomène d’identification : le spectateur comprend la douleur de ce père, et ressent avec lui de la peine.
Le gros plan est également une figure privilégiée de James Gray dans le cas de scène très intenses. Le réalisateur fait le choix plutôt surprenant de coller aux visages de ses personnages dans des scènes d’action pures, plutôt que de privilégier les cascades et effets de mise en scène.
Nous pouvons de cette manière prendre l’exemple de la course poursuite de La nuit nous appartient, représentative de cela. Les plans sont très courts, alternent régulièrement entre extérieur de la voiture, et intérieur. Lorsqu’il s’agit de plans intérieurs la caméra ne quitte pas les personnages : il s’agit pour James Gray de faire vivre au spectateur ce qui vit ses personnages.
Le rapprochement de la caméra joue sur l’intensité de la scène. Les plans les plus larges (extérieur, plan poitrine sur Boby de profil…) paraissent comme de courts moments de respiration. Lorsque le danger est au contraire bien plus présent James Gray adopte un cadrage beaucoup plus resserré. La caméra est également beaucoup plus mouvante, a du mal à garder le personnage à l’intérieur du cadre. Le « climax » de la scène arrivera au moment où le père de Boby se fait assassiner devant ses yeux. James Gray fait donc le choix ici d’un très gros plan sur les yeux de Joachim Phoenix, afin de jouer entièrement sur l’intensité de la scène et de révéler l’horreur de ce que vient de voir Boby.
Le gros plan, et son rapport à la beauté
Le gros plan chez ce cinéaste est aussi en lien avec la question de l’intimité entre deux personnages. Filmer à l’intérieur d’un même cadre deux personnages en gros plan c’est les inscrire le plus souvent dans un rapport intime. Le traitement de l’image, et notamment le travail sur la couleur, l’étalonnage, entre également en compte lorsqu’il s’agit pour James Gray de souligner la proximité de ses personnages. Ainsi les scènes au lit sont souvent traitées dans des couleurs pastelles, créant une sorte de cocon, un espace doux pour les personnages. Le gros plan, consistant donc souvent en un rapprochement vers le visage d’un acteur, est donc chez James Gray le symbole du rapprochement émotionnel lorsqu’il concerne deux personnages.
Dans We Own The Night la scène au lit entre Boby et Amada, où il la demande en mariage, est filmée de cette manière : c’est bien la proximité, le rapport amoureux, qui est ici filmé.
Le gros plan sur Amada n’isole pas cette dernière du cadre : le visage de Boby est visible sur la gauche. Ensuite les deux sont filmés de profil et se partagent presque équitablement l’espace du cadre. La lumière est douce, semble caresser les personnages, tandis qu’un teinte ocre domine la scène. Cette manière de filmer les personnages, de les inscrire dans un même cadre, implique une proximité évidemment spatiale, mais aussi relationnelle. L’utilisation du gros plan établit dans cet exemple un rapport intime entre les personnages. C’est une scène sur le sentiment amoureux que James Gray filme ici, le choix du gros plan ne se fait plus de manière à provoquer l’identification, mais bien pour souligner l’intimité entre ces deux personnages.
Le choix du gros plan amène à réfléchir sur la beauté. S’approcher d’un visage c’est le mettre en valeur, ou bien l’enlaidir. L’approchement conduit au grossissement, et permet ainsi de révéler la beauté, ou bien d’accentuer les défauts. Le traitement des visages des personnages féminins de Two Lovers (ou bien aussi celui d’Amada dans We Own The Night) met en valeur leur beauté. Bien sûr les actrices prêtent leurs traits aux personnages, mais James Gray prend soin de les mettre encore davantage en valeur. Les femmes, Amada dans We Own The Night et Sandra de Two Lovers, représentent une douceur, une paix, à l’opposé des personnages masculins. James Gray utilise pour accéder à cela une manière particulière de les mettre en scène, en travaillant sur la figure du gros plan.
Nous pouvons néanmoins souligner des différences dans le traitement des visages de Sandra et Michelle dans Two Lovers. La première incarne une sorte de femme idéale, gentille, douce, celle vers qui la famille de Leonard le pousse à aller. Elle incarne en quelque sorte la « raison ». A contrario Michelle, la blonde, serait « la passion », une femme presque idéalisée par Leonard tant elle est inaccessible (elle vit une relation avec un homme marié). Cette différence se remarque nettement dans les dernières scènes que passent Leonard avec l’une et l’autre.
Le visage de Sandra apparaît doux, beau, heureux dans cette scène finale. La teinte ocre de l’image lui donne un caractère chaleureux. Le visage de l’actrice est mis en valeur de cette manière, c’est bien sa beauté, sa douceur, que James Gray souhaite nous montrer dans cette ultime séquence. Il peut être rapproché du traitement du visage d’Amada dans We Own The Night, lors de sa scène au lit avec Boby, précédemment analysée.
A l’inverse, le visage de Michelle nous semble moins « beau » dans sa dernière scène partagée avec Leonard. Son visage est triste et plongé dans une lumière bleutée. C’est la froideur qui domine cette séquence, la tristesse de la séparation. La mise en scène est donc différente, même si James Gray choisit de filmer dans les deux séquences ses actrices en gros plan.
L’insert
Le gros plan ne concerne pas uniquement les visages ou les détails du corps : chez James Gray l’insert, le gros plan objet, tient une grande importance. Chez ce réalisateur l’insert peut, tout comme le gros plan visage, être un vecteur fort d’émotions. S’approcher de cette manière d’un objet c’est évidemment agrandir sa place dans le cadre, et ainsi le mettre en valeur, accentuer l’impact qu’il peut susciter sur le spectateur.
Ainsi, James Gray choisit, lors de la tentative d’assassinat sur Joseph dans We Own The Night, de faire un gros plan sur le pistolet du tireur.
Il y a ici une répétition sur l’arme, que l’on voit dans un premier temps dans un plan plus large. Les plans sur le pistolet sont entrecoupés par deux fois par des gros plans sur le visage de Joseph, évitant un effet de saute, mais aussi en nous permettant de lire à la fois la surprise sur le visage de la victime, et sa peur. Le gros plan sur l’arme est présent deux fois, nous avons donc en tout trois plans sur le pistolet, une fois en plan large, deux fois en gros plan (la deuxième fois étant celle du coup de feu). Cet effet de répétition créé un choc chez le spectateur. Choisir le gros plan ici c’est forcer le spectateur à voir l’arme du crime, à lire la peur sur le visage de Mark Walhberg, et à assister, impuissant, à sa mort. Le gros plan objet a donc dans cet extrait un impact émotionnel fort chez le spectateur. Tout comme le gros plan visage l’insert peut donc transmettre des émotions fortes. Même s’il ne s’agit plus ici d’entrer dans l’intériorité d’un personnage grâce au gros plan visage, mais d’un simple rapprochement vers un objet, James Gray parvient à placer le spectateur dans la même position d’impuissance que son personnage (cela étant en plus accentué par un effet de répétition).
La répétition par l’insert est un cas particulier de l’utilisation de cette figure par James Gray. Plus généralement, le cinéaste choisit le gros plan objet pour susciter une émotion, ou l’intensifier. Nous pouvons de cette manière parler du choix de l’insert dans la scène d’infiltration de We Own The Night, séquence déjà analysée auparavant. Nous avions vu que James Gray s’attachait à rester au plus près de son personnage principal pour parvenir à créer du suspense, et contaminer le spectateur de la peur de Boby. L’utilisation des inserts par le cinéaste dans cette scène va aussi dans ce sens.
Nous apercevons ainsi une arme dans la manche de Boby a deux reprises. Avec ce gros plan le cinéaste nous met encore une fois à proximité du personnage de Boby. Nous savons avec lui ce que les autres personnages ne savent pas, à savoir qu’il est armé, et qu’il a terriblement peur de se faire prendre. De la même manière James Gray choisir de nous montrer en gros plan le briquet lorsque le dealer le manipule. Nous sommes dans la confidence avec Boby : nous savons que le briquet dispose d’un micro caché, et donc que Boby peut se faire démasquer à tout instant. Il s’agit ici d’un plan presque subjectivé, puisque renvoyant au regard de Boby, qui se sait en danger. L’impact de l’insert est donc ici fort, car s’alliant à un processus d’identification important.
Le gros plan tient donc une place essentielle dans la filmographie de James Gray. C’est une figure omniprésente (surtout dans ces trois derniers films), aux valeurs variées. Ce petit tour d’horizon des différentes utilisations de cette figure n’est évidemment pas une liste exhaustive.