Suite à l’échec critique et public de The Yards, James Gray a eu de nombreuses difficultés à mettre en place son film suivant, La Nuit Nous Appartient. Ainsi, alors que la première version du scénario fut écrite en 2002 il aura fallu attendre 4 ans au cinéaste pour pouvoir débuter son tournage (pour une sortie du film en 2007).

La Nuit Nous Appartient, présenté à Cannes, fut très mal accueilli par la critique, le film ayant carrément été hué lors de sa projection. Paradoxalement il s’agit du film du cinéaste ayant rencontré le plus de succès commercial. Et, même si les réactions cannoises se sont révélées violentes, certaines critiques ont néanmoins très bien perçu ce film (plusieurs magazines spécialisés l’ont classé parmi les meilleurs films de l’année 2007).

L’idée de ce film est venue à James Gray en voyant une photo d’un enterrement d’un policier en Une du New York Times. Cette image lui a alors donné l’envie de réaliser « un film policier qui n’était pas centré sur l’enquête mais plutôt sur l’émotion». Il s’agit ici d’avantage d’un film tourné vers ses personnages plutôt que d’une vraie enquête policière.

La Nuit Nous Appartient prend place en 1988 (période la plus sombre de New York en matière d’homicides) et narre le dilemme de Bobby, élevé au sein d’une famille de policiers mais aussi gérant d’une boîte de nuit fréquentée par la mafia Russe. Le personnage va ainsi devoir se contraindre à choisir son camp.

Une tragédie shakespearienne

La Nuit Nous Appartient est un film sur les dilemmes, des conflits extérieurs mais aussi intérieurs qui rongent les personnages. James Gray l’avoue lui-même, c’est de Shakespeare qu’il tire son influence principale, de pièces telles que Mesure pour mesure ou bien Henry IV. Comme chez le dramaturge, James Gray place le dilemme au coeur de sa narration.

Encore une fois chez le cinéaste c’est la famille qui est au cœur de son film, il s’agit ici pour le personnage principal de choisir entre sa « vraie » famille, celle de sang, et celle qui l’a pris sous son aile. La distinction des deux se fera toujours très forte tout au long du film, comme deux entités totalement injoignables. On peut ainsi remarquer que le traitement des couleurs n’est absolument pas le même entre ces deux familles. La famille russe est toujours plongée dans des teintes chaudes, à dominantes ocres, là où la deuxième, la policière, se montre plus froide, dans des teintes bleutées rappelant leurs uniformes.

Là encore James Gray baigne tout son film d’une dimension tragique, le protagoniste devant se résoudre à un choix qu’il ne voudrait pas faire, et qui va beaucoup lui coûter. Son choix va d’ailleurs d’avantage s’imposer à lui : la tentative d’assassinat sur son frère, puis le meurtre de son père, vont le contraindre à s’allier au camp de la police. Là encore c’est tout le poids de la famille qui se fait ressentir sur le personnage, qui n’aura, au final, pas pu se choisir la destinée qu’il voulait. Alors qu’il espérait vivre loin de l’univers policier dans lequel sa famille baigne le destin l’y a ramené (le personnage de Bobby finissant par devenir lui-même membre de la police en fin de film). Cela aura en plus une grave conséquence, celle du départ d’Amada, personnage qui continuera à hanter l’esprit de Bobby (voir l’image mentale dans les dernières minutes du film, venant affirmer tout le caractère tragique du long-métrage).

Il est d’ailleurs amusant de constater que la mauvaise réception du film à Cannes vienne en partie d’une mauvaise compréhension du long-métrage par les critiques. En effet, beaucoup ont vu dans La Nuit Nous Appartient une apologie de la police, ce qui n’est pourtant pas le propos du film. Les critiques n’ont ainsi pas perçu tout le caractère tragique de la séquence finale. Même si le personnage de Bobby est acclamé par tous les membres de la police il paraît néanmoins clair que le personnage est devenu ce qu’il voulait ne jamais devenir, tout en lui faisant perdre la femme de sa vie. Il faut d’ailleurs noter que Joachim Phoenix avait demandé à James Gray de refaire une prise durant cette scène finale, pour que la dimension dramatique ne soit plus aussi explicite, par peur que cela n’assomme trop le public. Le cinéaste a refusé, gardant cette prise où toute la tragédie de l’histoire se lit sur le visage de Phoenix… Ce qui aura pourtant échappé à bon nombre de critiques.

La course poursuite : l’illustration de l’impuissance de Bobby

La trajectoire tragique du film se fait d’autant plus forte que le cinéaste cherche toujours à nous placer du point de vue de son personnage principal Bobby. Ainsi les scènes de suspense deviennent plus intenses, l’identification au personnage est plus grande, et son destin nous paraît clairement dramatique.

Pour illustrer cela nous pouvons notamment prendre l’exemple de la course poursuite sous la pluie, dans laquelle le père de Bobby décède (la scène se déroulant dans le laboratoire de fabrique de drogues joue également sur une identification forte au personnage, jusqu’à utiliser une caméra subjective lorsque le personnage saute par la fenêtre).

Lors de la course poursuite les plans se font très courts, alternent régulièrement entre extérieur de la voiture, et intérieur. Lorsqu’il s’agit de plans intérieurs la caméra ne quitte pas les personnages : il s’agit pour James Gray de faire vivre au spectateur ce qui vit ses personnages.

Le rapprochement de la caméra joue sur l’intensité de la scène. Les plans les plus larges (extérieur, plan poitrine sur Bobby de profil…) paraissent comme de courts moments de respiration. Lorsque le danger est au contraire bien plus présent James Gray adopte un cadrage beaucoup plus resserré. La caméra est également beaucoup plus mouvante, a du mal à garder le personnage à l’intérieur du cadre. Le « climax » de la scène arrivera au moment où le père de Bobby se fait assassiner devant ses yeux. James Gray fait donc le choix ici d’un très gros plan sur les yeux de Joachim Phoenix, afin de jouer entièrement sur l’intensité de la scène et de révéler l’horreur de ce que vient de voir Bobby.

Bobby est donc ici enfermé à la fois dans son véhicule et par le cadre : il est victime de son destin, ne peut rien faire pour y échapper. C’est, comme toujours chez James Gray, la fatalité qui se joue, ses personnages sont impuissants.

Cette course poursuite est sans doute le point d’orgue du long-métrage, la seule vraie scène d’action du film, et qui enclenchera la destinée de Bobby, désormais incapable de faire marche arrière.

La Nuit Nous Appartient se place donc dans la lignée parfaite des deux précédents films de James Gray. Encore une fois James Gray nous livre un polar centré sur ses personnages, des personnages toujours tiraillés par des dilemmes moraux. Cependant leur destin paraît toujours aussi inéluctable, les trois longs-métrages de James Gray se finissant à chaque fois sur des séquences réellement dramatiques.

Le film suivant de James Gray, le dernier en date du réalisateur, est, d’apparence, bien différent puisque le cinéaste quitte l’univers du polar pour se rapprocher du mélodrame. Néanmoins, nous le verrons, les thématiques chères au cinéaste sont toujours belles et bien présentes.

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