Il aura fallu attendre six ans après Little Odessa pour que le deuxième film de James Gray, The Yards, sorte sur les écrans en 2000.
Ce film met en scène le personnage de Leo Handler (Mark Walhberg) qui, tout juste sorti de prison, est témoin de pratiques mafieuses au sein de l’Electric Rail Corporation, société gérant le métro du Queens, et tenue par le mari de sa tante (James Caan).
The Yards sera le long-métrage du cinéaste le moins bien accueilli par la critique, et celui qui engrangera le moins de recettes (un million de dollars de recettes aux USA pour un budget 20 fois supérieur). C’est dès la conception du film que James Gray avoue avoir eu des difficultés. Il concède ainsi que le film a été extrêmement dur à monter en raison du bon point de vue à saisir. A l’origine, le film devait avoir une structure semblable à celle de Rashômon (film de 1950 de Akira Kurosawa), et non se focaliser uniquement sur le destin de Leo. James Gray, qui ne disposait pas alors du director’s cut, a dû se contraindre à faire d’autres concessions. La fin du film, telle que nous la connaissons, n’est pas celle voulue par le cinéaste, mais celle imposée par son producteur, le célèbre Harvey Weinstein. Le film, très mal accueilli à Cannes, a beaucoup pâti de sa fin où l’acte de dénonciation de Leo paraissait en contradiction avec ce que le film nous présentait jusqu’à lors.
La reconstruction d’une ville, et de personnages
Comme chacun des films de James Gray, The Yards se déroule à New York. La ville y joue une toile de fond essentielle. En effet, l’action se déroule pendant la désindustrialisation de New York, période durant laquelle New York s’est totalement transformée.
La désindustrialisation de New York est une étape charnière, un moment trouble de l’histoire de la ville qui doit se reconstruire sur de nouvelles bases. Cela peut être mis en écho avec la situation que vit le personnage de Leo. Tout juste sorti de prison, il cherche à se reconstruire, à se fixer, à rentrer dans le rang. C’est, croit-il, en s’intégrant dans un groupe qu’il pourra tenter d’aller de l’avant.
C’est au fond un film sur le conformisme que James Gray nous présente ici, un film sur des personnages qui souhaiteraient pouvoir s’intégrer dans un système plus grand qu’eux. C’est un film sur un ensemble d’individualités qui ont peur de la solitude et veulent la contrecarrer en se fondant dans une communauté.
Ainsi, Leo cherche à la fois à se réintégrer au système sans faire de vagues mais aussi à se faire une place au sein de sa famille dont le personnage de James Caan prend la tête. Il est intéressant d’ailleurs d’avoir placé l’intrigue du film autour d’une société gérante de métro et de s’intéresser de près au motif des rails. Leo est un personnage qui veut « rester dans les rails », ne pas en sortir (en vain). Le film s’ouvre même sur un plan de rails, à la fois symbole de la ligne que Leo veut suivre mais peut-être aussi comme signe de fatalité en annonçant implicitement le destin tracé du personnage principal.
Leo n’est néanmoins pas le seul personnage à vouloir s’intégrer dans le système. Il en va de même pour Willie (Joaquim Phoenix), l’ami de toujours de Leo. Il se sent différent et cherche n’importe quel moyen pour s’intégrer dans la famille de Leo, en apparence un modèle de réussite. A cause d’un sentiment de mise à l’écart, il se place en rival de Leo, à la fois au sein de l’entreprise tenue par le grand oncle (James Caan), mais aussi vis-à-vis d’Erica (Charlize Theron), sa petite amie.
Des personnages impuissants
Comme dans Little Odessa, les personnages que nous présente James Gray sont toujours à la marge, comme incapables mais pourtant désireux de se fondre dans leur environnement. Le réalisateur utilise beaucoup de plans plus ou moins larges, comme dans son premier film. Il s’agit ici d’isoler les personnages, d’appuyer leur solitude.
Nous pouvons de cette manière prendre l’exemple frappant de la bagarre entre les personnages de Leo et Willie. La plupart des cinéastes auraient probablement choisi un cadrage proche, nous situant au coeur de l’action, tout en rythmant cette scène avec un montage haché. Au contraire, James Gray choisit de se placer loin de ses personnages, limite le nombre de plans, et parvient à les isoler dans le cadre. Ils nous paraissent lointains, seuls, comme écrasés par quelque chose de plus grand qu’eux. Il s’agissait pour le cinéaste d’évoquer ainsi « Deux hommes qui se font la guerre à cause de forces qu’ils ne maîtrisent pas ». Ils se battent mais pour une cause vaine. Ils ne pourront se détacher de l’engrenage dans lequel ils se sont tous deux engouffrés et dont ils ne peuvent parler. C’est une bataille entre deux hommes qui se rendent compte de leur impuissance qui nous est donc montrée ici.
Une fin non souhaitée
Il peut paraître surprenant de voir Leo faire à la fin le choix de dénoncer la corruption qui gangrène sa famille. Ce choix peut sembler en désaccord avec ce qui nous a été montré jusque-là, à savoir un personnage incapable de se sortir de la situation dans laquelle il se trouve, tiraillé entre sa famille et son envie de respecter la loi. Il faut donc rappeler que cette fin, où Leo dénonce le personnage de James Caan et toute la municipalité, n’était pas voulue par James Gray, mais imposée par le producteur Harvey Weinstein. Cette séquence n’aurait pas dû être présente, l’enterrement d’Er étant suivi normalement et directement par la séquence finale du départ de Leo dans le train. James Gray avait donc souhaité finir son film de manière sombre, nous montrant un personnage principal n’ayant, en fin de compte, presque pas évolué depuis le début. La scène d’ouverture et de fermeture sont identiques, symbole de la thématique de la fatalité chère au cinéaste. La fin imposée par le producteur apparaît donc comme un non-sens par rapport au film qui s’est déroulé devant nos yeux. James Gray avoue toujours regretter d’avoir plié sous la pression, la fin venant gâcher un film qui lui tenait beaucoup à coeur.
Avec ce second long-métrage, James Gray confirme son style. Le poids du groupe et de la famille sur l’individu est une nouvelle fois au coeur de son film. Leo, tout comme le Joshua de Little Odessa, ne parviendra pas à dévier de sa triste destinée qui mènera à l’éclatement de sa famille. Son film suivant, La nuit nous appartient, continuera sur cette même lancée. Car le destin de Bobby est assez similaire à celui des deux précédents protagonistes du cinéaste.